La croissance bleue est-elle compatible avec la sécurisation de la pêche artisanale durable?

Dans ce nouveau rapport, CAPE souligne six domaines de préoccupation qui démontrent à quel point la croissance bleue est incompatible avec le développement d'une pêche artisanale saine et durable et comment elle empêche l'avancement de la gouvernance responsable des régimes fonciers pour atteindre la sécurité alimentaire et éradiquer la pauvreté

  

La Conférence annuelle Our Ocean, qui se tient à Oslo aujourd’hui et demain, réunira diverses parties prenantes - gouvernements, industries, organismes de financement, communautés scientifiques, organisations de la société civile - pour discuter et prendre des engagements concrets sur les moyens de préserver la santé des océans. L'un des domaines d'action de la Conférence Our Ocean 2019 porte sur la durabilité des pêches. Les organisateurs soulignent que la surpêche, la pollution, la dégradation de l'habitat mettent les stocks de poissons sous pression, ont un effet dramatique sur la pêche traditionnelle et les communautés dépendantes de la pêche et menacent le développement d'une économie bleue saine, la « croissance bleue ». 

Dans ce nouveau document, CAPE met l'accent sur six domaines de préoccupation qui, une fois combinés, démontrent comment le concept de croissance bleue est probablement incompatible avec la garantie d'une pêche durable à petite échelle conformément aux Directives volontaires de la FAO sur la sécurité alimentaire et l'éradication de la pauvreté pour la pêche durable à petite échelle.

  1. La position marginale de la pêche dans la croissance bleue : Les concepts d'économie/de croissance bleues tirent leur origine des travaux du PNUE. A l'origine, la pêche artisanale était considérée comme stratégique en raison de son importance pour la sécurité alimentaire et comme source de revenus, ainsi que comme secteur émettant relativement peu de carbone. Mais au fur et à mesure qu’elle a suscité l'intérêt de la communauté internationale, la pêche artisanale est devenue moins prioritaire. L'accent est désormais mis sur les opportunités d’affaires qui procurent des gains économiques potentiels à court terme. Il est devenu plus difficile d’expliquer l’utilité du concept de croissance bleue pour la pêche artisanale. Ainsi, de nombreuses conférences de haut niveau sur la croissance bleue n'ont pas impliqué des représentants d'organisations de la pêche artisanale.

  2. La présentation trompeuse de la valeur dans l’économie bleue : Les Directives mettent en évidence les dangers pour la pêche artisanale et la sécurité alimentaire lorsque les politiques publiques sont axées sur la croissance économique. C’est pourtant le cadre dominant des avantages pour la société ; les défenseurs de la croissance bleue font la promotion d’estimations très douteuses de la valeur du capital naturel bleu, ce qui suggère que l’économie océanique a un potentiel énorme en termes de croissance continue et d’investissements du secteur privé. La croissance bleue est donc devenue un obstacle à la reconnaissance de la valeur unique de la pêche artisanale et de la richesse des biens communs, tout en stimulant un récit imprudent d’écosystèmes côtiers et marins largement inexploités.

  3. La croissance bleue a mis de côté la perspective des droits de l’homme : La croissance bleue, axée sur les entreprises, signifie qu'une approche fondée sur les droits de l'homme est largement absente. Les réformes de gouvernance visant à stimuler la croissance bleue reposent sur la nécessité d'attirer les investisseurs privés. Le message primordial des « partenariats » avec les sociétés multinationales est au cœur des actions de la plupart des grandes organisations. Cela a été appelé « blue washing » (« blanchiment du bleu ») ; terme qui émane de la décision de l’ONU d’autoriser les entreprises impliquées dans le Pacte mondial à utiliser son logo bleu. Cependant, de nombreux pays qui adoptent la croissance bleue ne disposent pas du dispositif institutionnel requis pour éviter les menaces les plus évidentes qu’elle fait peser sur les personnes vulnérables et marginalisées.

  4. La croissance bleue fait la promotion d’industries qui concurrencent la pêche artisanale : La croissance bleue est présentée comme un scénario gagnant-gagnant-gagnant (triple-gagnant) ; elle serait bénéfique pour l'environnement, les plus démunis et les investisseurs. Cela masque la concurrence inévitable pour les ressources et les droits fonciers entre les entreprises des secteurs océanique et côtier. Suivant l'exemple donné par la Commission européenne, plusieurs pays en développement utilisent le concept pour justifier des investissements dans des entreprises qui auront un impact néfaste sur la pêche côtière. Cela comprend le pétrole et le gaz, l’exploitation minière des fonds marins, le tourisme côtier et l’aquaculture commerciale. Bien que les défenseurs de la croissance bleue ne veuillent peut-être pas qu’elle affaiblisse les droits fonciers des pêcheries artisanales, cette tendance est encouragée par l’interprétation souple du concept et l’importance accordée à la croissance économique. La pêche artisanale a du mal à résister à ces évolutions en raison de son faible pouvoir de négociation, de la corruption entre les États et les entreprises et de l'absence d'évaluations indépendantes des impacts sociaux et environnementaux.

  5. La croissance bleue est une réponse ratée à la crise climatique : Les défenseurs estiment qu'un des aspects les plus importants de la croissance bleue consiste à « dissocier » la croissance économique de l'épuisement des ressources et des émissions de gaz à effet de serre. Lorsqu’on considère les industries les plus polluantes de l'océan, notamment les industries pétrolière et gazière, le transport maritime et le tourisme, rien ne prouve qu’il soit possible de poursuivre la croissance dans ces secteurs tout en réduisant considérablement leur contribution à la crise climatique et à la perte de biodiversité. Les implications pour la pêche artisanale et la réduction de la pauvreté pour les plus vulnérables et les marginalisés sont préoccupantes. La croissance bleue permet d’accepter le statut quo et élimine l'urgence des réformes. L'idée selon laquelle le commerce du « carbone » peut aider à atténuer la crise climatique n'est pas convaincante non plus : il est pratiquement impossible qu'un marché ou un fonds se matérialise pour payer le carbone bleu à une échelle quelconque et dans un avenir proche.

  6. La croissance bleue et la promesse d’une « croissance inclusive » : Les défenseurs de la croissance bleue estiment qu’elle est conçue pour assurer un « développement inclusif ». Cependant, il y a un manque de réflexion critique au sujet de ce que cela signifie et comment cela pourrait être réalisé. D'une manière générale, la croissance bleue suppose que la réduction de la pauvreté et des inégalités sera traitée en stimulant la création de nouveaux emplois et en augmentant l’investissement privé. Mais la plupart des études sur la croissance inclusive reconnaissent qu’il ne s’agit pas de voies fiables pour améliorer la vie de beaucoup de pauvres ou de ceux qui dépendent de l’agriculture et de la pêche artisanale de subsistance. La croissance bleue est axée sur des projets à forte intensité de capital, qui offrent des avantages limités à la plupart des communautés côtières des pays en développement. Les organisations qui promeuvent cette financiarisation du développement côtier et marin se sont généralement investies en tant que courtiers et fournisseurs de services. Ceci élève leur influence dans les processus nationaux de prise de décisions, mais peut aller contre les intérêts de la pêche artisanale.

En conclusion, nous soutenons que la croissance bleue manque de réflexion critique sur les causes profondes des problèmes qui minent la pêche artisanale. Par conséquent, elle est très peu disposée à aider à sécuriser la pêche artisanale durable et à faire progresser la gouvernance responsable des régimes fonciers pour parvenir à la sécurité alimentaire. Parmi les critiques de la croissance bleue, certains espèrent que le slogan pourrait être redéfini pour mieux prendre en compte la pêche artisanale. Toutefois, du point de vue de la pêche artisanale, le défi n’est pas d’inscrire les Directives dans la dynamique de la croissance bleue, mais de limiter cette croissance bleue afin de mettre les Directives en œuvre.

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