Beaucoup de problèmes dans la pêche sont de nature politique. Comme pour toutes les ressources naturelles, l'exploitation et le commerce équitable et durable du poisson dépend dans une large mesure de l'existence de droits civils et politiques, et pas juste de l’existence de droits de propriété, comme certains le croient. Les droits politiques assurent que les citoyens ont accès à l'information, qu’ils peuvent participer à l’élaboration des lois et des politiques et qu’il existe un état de droit qui fait que les puissants ont des comptes à rendre, et qui protège les plus faibles des abus et discriminations. L’exercice de ces droits politiques par le citoyen crée la responsabilité démocratique, qui doit être exercée à l’échelle des états et, de plus en plus, au niveau international.
Il ne fait aucun doute que les organisations travaillant dans le domaine de la pêche estiment ces droits essentiels. Pourtant, un grand nombre d’efforts de réforme des politiques dans la pêche et d’avis de ces organisations oublient cet aspect, ce qui conduit dans certains cas à avancer dans la mauvaise direction, en prônant le transfert de pouvoirs et de compétences à des organisations non représentatives, et qui n’ont pas d’obligation de rendre des comptes: la nécessité de renforcer le contrôle démocratique a été éclipsée par d'autres priorités et idées. Ce qui est inquiétant, c’est que bon nombre des principales organisations travaillant dans la pêche font la promotion de telles politiques, qui sont dangereuses dans la mesure où les droits civils et politiques en sont absents ou faiblement défendus.
Considérons, par exemple, l'appel croissant, au niveau international, pour renforcer l'application de la loi nationale et internationale afin de lutter contre la pêche INN. Cela peut conduire à des violations des droits de l'homme et à des manipulations par des élites politiques ou des compagnies dans les pays et régions où l'état de droit est faible et il y a des niveaux élevés de corruption. Les acteurs non étatiques, y compris des mercenaires, sont également aujourd’hui habilités pour fournir des services privés pour faire la police dans les pêcheries, ce qui pourrait diminuer la transparence et la responsabilité plus loin. Des dangers semblables peuvent être soulevées par rapport à l' approche axée sur la richesse qui est promue par des experts pour les réformes dans le secteur de la pêche, ainsi que les efforts connexes par les principales ONG environnementales internationales pour accroître l'investissement privé et les droits de propriété de pêche aux fins de conservation marine dans les pays en développement. Une grande partie des inquiétudes vis-à-vis de ces politiques, c’est le fait que le pouvoir et les responsabilités sont retirés aux citoyens locaux – des réformes bien intentionnées peuvent être dangereuses quand les droits politiques et civiques sont absents ou faiblement défendus.
Dans ce contexte, il est important de donner plus de visibilité et d’appui aux initiatives qui visent à renforcer les droits politiques dans le secteur de la pêche. Des efforts conséquents dans ce sens ont été accomplis dans le cadre de deux récentes Directives internationales préparés par la FAO – les Directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts et les Directives volontaires visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l'éradication de la pauvreté. Ce sont les textes, nous l’espérons, vont gagner en importance dans les efforts pour protéger l'environnement et les communautés de pêche marginalisées des abus de pouvoir par certaines élites politiques et entreprises.
Toutefois, un autre accord international, qui vise les mêmes objectifs, reste largement méconnu des organisations travaillant dans le secteur des pêches: les Directives de Bali, finalisées en 2010. Elles ont été développées afin d'étendre les principes de la Convention d'Aarhus de l'Europe à d'autres pays non-signataires de cette Convention. Les Directives de Bali donnent des détails sur les questions de droits politiques telles qu’abordées dans les autres Directives de la FAO, et pourraient dès lors être un complément utile pour les débats politiques et le plaidoyer dans la pêche.
Les directives de Bali : qu’est-ce que c’est?
L'histoire des Directives de Bali remonte au sommet de la Terre tenu à Rio en 1992, où plus de 170 gouvernements souscrivent à une déclaration sur l'environnement et le développement. Le Principe 10 de cette déclaration est depuis lors devenu un point critique pour les campagnes sur la justice et la responsabilité en matière d'environnement:
"La meilleure façon de traiter les questions d’environnement est d’assurer la participation de tous les citoyens concernés, au niveau qui convient. Au niveau national, chaque individu doit avoir dûment accès aux informations relatives à l’environnement que détiennent les autorités publiques, y compris aux informations relatives aux substances et activités dangereuses dans leurs collectivités, et avoir la possibilité de participer aux processus de prise de décision. Les États doivent faciliter et encourager la sensibilisation et la participation du public en mettant les informations à la disposition de celui-ci. Un accès effectif à des actions judiciaires et administratives, notamment des réparations et des recours, doit être assuré. "
Au milieu des années 90, un certain nombre de pays européens ont rédigé un texte législatif pour fournir un cadre juridique à la mise en œuvre de ce principe. Il a été finalisé en 1998 dans la ville danoise d'Aarhus et a été appelé par la suite la Convention d'Aarhus. Son nom complet est la Convention sur l'accès à l'Information, la Participation du Public au processus décisionnel et l'accès à la Justice en matière d'Environnement.
Il y a maintenant 47 Parties à la Convention d’Aarhus, y compris tous les pays européens, l'Union européenne et plusieurs pays d'Asie centrale. La Suisse a été le dernier pays européen majeur à devenir partie, par la ratification de la Convention en 2014. Bien qu'elle soit principalement une Convention européenne, elle a été établie comme étant ouverte à d’autres pays. La Convention d'Aarhus a trois piliers, qui peuvent se résumer brièvement comme suit:
Sur l'accès à l'information:
La Convention d'Aarhus prévoit des règles strictes pour fournir aux citoyens des informations liées à l'environnement. Elle traite de l'accès à l'information comme étant un droit et contient un cadre juridique établissant les raisons légitimes pour lesquelles les pouvoirs publics peuvent refuser de rendre une information publique. Toutefois, la Convention explique que les motifs pour refuser de communiquer les informations devraient être traités de manière restrictive; seulement dans des cas exceptionnels les gouvernements peuvent garder une information confidentielle. Cette approche est guidée par la clause de l’« intérêt public » – les informations devraient être communiquées au public lorsqu'il y a un intérêt public évident à cette fin. Des délais doivent également être prévus lorsque les pouvoirs publics répondent aux demandes d’informations. La Convention stipule aussi que toute personne qui demande des informations n'a pas à justifier pourquoi elle le fait. La Convention décrit également les responsabilités des gouvernements pour établir des systèmes de compilation régulière des informations, de publication des informations sur les activités qui influencent l'environnement. Les états doivent également s'assurer qu’il y ait des ressources suffisantes permettant de rassembler et de diffuser cette information.
Sur l'accès à la prise de décision:
La Convention d'Aarhus donne des indications sur la responsabilité des États pour assurer une participation précoce et active des citoyens dans les processus décisionnels. Elle prévoit des règles pour assurer que le public soit informé à temps des décisions influençant l'environnement afin que leur contribution puisse être donnée avant que les décisions finales soient prises. Les Citoyens devraient également être autorisés à se livrer à l'examen des lois qui touchent l'environnement et à contribuer au développement de nouvelles lois.
Sur l'accès à la justice:
Le troisième pilier de la Convention oblige les États à faire en sorte que les citoyens aient accès à un tribunal ou à un autre organe indépendant et impartial permettant de contester des décisions du gouvernement et de demander justice, y compris en ce qui concerne l'accès à l'information et la participation au processus décisionnel. Elle décrit plus loin l'importance de garantir un accès aussi facile que possible aux tribunaux. La Convention prévoit également la responsabilité des gouvernements afin d'assurer des formations et le renforcement des capacités de l'appareil judiciaire dans les matières relatives à l'environnement.
Un Comité de conformité de la Convention d'Aarhus a été créé en 2002 pour fournir des conseils aux Parties concernant sa mise en œuvre, et faire des recommandations concernant les plaintes soumises par les autres parties et les membres du public pour des cas de non-conformité.
Un aspect quelque peu négligé de la Convention, c’est que les Parties s'engagent à promouvoir les principes de la Convention dans leurs relations avec d'autres pays. C'est quelque chose à considérer lorsque les pays européens accordent une aide au développement pour la pêche ou signent des accords commerciaux ou accords de pêche avec les pays tiers.
Sur base de la Convention d’Aarhus, le PNUE a mis au point des directives pour aider les Etats non-signataires à adopter une législation similaire. Cela a conduit aux Directives pour l'élaboration d'une législation nationale sur l'accès à l'information, la participation du public et l'accès à la justice en matière d'environnement, officiellement adoptées par le Conseil d'administration du PNUE à Bali en 2010.
Le PNUE, en partenariat avec d'autres organisations, a entrepris plusieurs activités visant à promouvoir ces Directives: rencontres de haut niveau, recherche, sensibilisation, programmes de renforcement des capacités. Un récent rapport de tous ces efforts met en évidence un certain nombre de changements positifs, en particulier en Amérique du Sud, ainsi que dans certains pays d'Asie et d'Afrique. Peut-être un des signes les plus prometteurs est venu en 2012 quand 19 pays d'Amérique du Sud et des Caraïbes ont signé une déclaration commune sur leur intention de mettre en œuvre le Principe 10 de la déclaration de Rio. Nous espérons que cet engagement conduise à un instrument juridique régional en Amérique du Sud et dans les Caraïbes similaire à la Convention d'Aarhus.
Pourquoi les Directives de Bali sont importantes pour la pêche?
Jusqu'à présent les efforts faits pour promouvoir et appliquer les directives de Bali n'ont que peu impliqué les communautés de pêcheurs et organisations travaillant dans la pêche, et ces Directives, ainsi la Convention d'Aarhus sont méconnues dans ce secteur. Cependant, la Convention d'Aarhus est bel et bien applicable au secteur de la pêche: CAPE a d’ailleurs utilisé la Convention d'Aarhus pour convaincre la Commission européenne de publier des évaluations précédemment confidentielles sur des accords de pêche de l'Union européenne en 2011.
Ceux qui participent au plaidoyer pour l'amélioration de la gouvernance des pêches devraient faire davantage pour mieux comprendre et utiliser les Directives de Bali. L'une des raisons, c’est que le secteur de la pêche peut être victime de son repli sur soi – il est rare de voir des alliances entre la pêche et des campagnes et luttes semblables dans d’autres secteurs – les Directives volontaires de la FAO sur le régime foncier était une exception bienvenue, car elle fait le lien entre agriculture, pêche et sylviculture, en soulignant que les problèmes fonciers et d’occupation territoriale sont communs à ces trois secteurs. Mais ce n'est pas le cas en général, et la pêche est souvent abordée de façon isolée, maladroitement coincée entre les questions relatives au commerce, à l'agriculture ou à l'environnement. Collaborer avec les organisations qui travaillent sur les Directives de Bali permettrait de garantir que les pêches et les écosystèmes marins soient pris en compte dans les travaux visant à mettre en place des législations nationales et régionales similaires à ce qui a été fait grâce à la Convention d'Aarhus. Une telle collaboration pourrait aider à renforcer les réseaux entre les groupes de la société civile travaillant dans différents secteurs, sur des réformes législatives qui s'appliqueraient à tous les secteurs visant l’exploitation de ressources naturelles.
Toutefois, la raison la plus importante pour s’intéresser aux Directives de Bali est que celles-ci sont plus détaillées et plus complètes que beaucoup d'autres initiatives et accords dans le domaine de la pêche, qui font référence à la nécessité d'accéder aux informations (ou à la transparence), à l'importance de la participation du public et à la nécessité d'un accès à la justice, mais qui restent vagues sur la façon dont ces droits sont interprétés et peuvent être transposés dans la législation.
Les Directives de Bali s'inspirent sur la Convention d'Aarhus, qui non seulement donne des détails assez complets dans son texte sur la mise en œuvre et l'interprétation des droits politiques, mais a aussi généré une jurisprudence abondante et développé des organes forts pour soutenir et mettre en œuvre la Convention.
Par exemple, les deux directives de la FAO qui parlent de la nécessité de transparence dans la pêche fournissent peu d'indications sur la façon dont les administrations doivent interpréter la question de la confidentialité et dans quelles circonstances les citoyens ont le droit d'interjeter appel. Ces directives de la FAO sont également vagues sur les règles et procédures nécessaires à la réalisation de l'accès à l'information, et ne contiennent pas de détails précisant comment l'accès à la justice doit fonctionner dans la pratique. Ces questions sont précisées dans les Directives de Bali.
De même, d’autres accords internationaux ou stratégies de réforme en matière de pêche sont très superficiels sur la question des droits politiques. Le Plan d'Action International visant à Prévenir, à Contrecarrer et à Éliminer la Pêche Illicite, Non déclarée et Non réglementée de 2001 fait référence à la nécessité pour les États d’améliorer le partage de l'information, mais rappelle aussi la nécessité de respecter la confidentialité. Elle n'explique pas comment les États doivent interpréter cela...
Un langage similaire est utilisé dans la stratégie panafricaine de réforme des pêches et de l'aquaculture de 2014, où le manque de transparence est mis en évidence comme étant un problème dans les pêches africaines, la recommandation étant que les États africains doivent améliorer le partage de l’information tout en respectant les règles existantes sur la confidentialité de cette information. Cette formulation ambiguë laisse beaucoup trop de place à interprétation et ne contribue guère à mettre en place des réformes allant dans le sens d’une plus grande démocratie.
Il y a également d’autres exemples, dans le domaine de la pêche, d’initiatives qui échouent à lier des réformes sur le partage de l'information ou la participation citoyenne avec la mise en place d’institutions efficaces pour l'accès à la justice – or, sans accès à la justice, les autres droits politiques sont faibles. Il s'agit là d'une faiblesse potentielle des initiatives pour la transparence, telles que l'Initiative de Transparence de l'Industrie de la Pêche (FiTI).
Il est bon que les gouvernements et les entreprises discutent de la nécessité de publier plus d'informations sur la pêche, mais les effets sur l’amélioration de la durabilité et de l’équité de l’exploitation et du commerce du poisson resteront négligeables si les citoyens ne disposent pas d'une protection juridique, ou des moyens de contribuer et de contester les décisions politiques prises. En effet, un aspect central de la Convention d'Arhus, qui est clairement repris dans les Directives de Bali, c’est la nature interdépendante des droits politiques – le droit d’accès à l'information est dénué de sens si les citoyens n'ont pas de droits d’accès à la prise de décision et l’effectivité de ces deux droits dépend de l'accès à la justice.
Il nous manque donc un cadre solide pour faire avancer les droits politiques dans le domaine de la pêche, si nous nous limitons aux accords et initiatives existants. Les Directives de Bali, en conjonction avec la jurisprudence de la Convention d'Aarhus, offrent une solution par les détails qu’elles donnent pour la mise en œuvre des droits politiques, d’une manière qui reconnaît l’interdépendance de ces droits politiques. Les Directives de Bali devraient également devenir un point de référence pour évaluer la force des initiatives existantes dans le domaine de la pêche, qui visent notamment à renforcer la transparence, et un point focal pour les activités de plaidoyer visant à promouvoir des réformes législatives pour une exploitation et un commerce durable et équitable des ressources halieutiques.