En Décembre 2014, la Banque mondiale a publié un nouveau rapport sur les modalités d'accès aux pêcheries, intitulé "Le commerce de services dans la pêche : perspectives émergentes sur les accords de pêche étrangers". Ce rapport a l’ambition de fournir une nouvelle réflexion sur la façon dont les accords de pêche d'accès peuvent être améliorés au profit des pays en développement. Il est présenté comme un rapport important, représentant plusieurs années de travail de la plupart des spécialistes de la pêche attachés à la Banque.
Bien qu'il existe une vaste littérature sur les accords de pêche, un nouveau rapport sur ce thème est le bienvenu. Beaucoup de questions cruciales restent en suspens. La nature des investissements dans la pêche et les activités des entreprises de pêche étrangères dans les pays en développement évoluent dans un contexte d'instabilité financière, de diminution des ressources et, dans certains endroits, d’une plus grande concurrence avec les pêcheurs locaux en mer et sur les marchés de produits de la pêche. Dans quelle mesure ces accords de pêche permettent-ils de faire progresser le bien-être et la sécurité alimentaire des communautés de pêcheurs et des citoyens dans les pays en développement? C’est un thème important dans les débats sur la pêche.
Cependant, ce dernier rapport est décevant. Il n’offre pas de nouvelles données empiriques sur les modalités d'accès aux pêcheries ni sur leurs impacts. Plus interpellant encore, ce rapport contient de nombreuses hypothèses contestables et des conseils discutables en matière de politique, sans parvenir à aborder certains des défis politiques les plus importants.
Ci-dessous, nous examinons brièvement ce rapport de la Banque afin d'encourager une réflexion plus critique sur les options politiques qu’il promeut. Sept points nous semblent clés dans ce rapport:
1] Une compréhension limitée de l'économie politique des accords de pêche d’accès
Bien que le rapport se présente comme voulant comprendre les coûts et bénéfices des accords de pêche d'accès, il n’offre aucune perspective sur ce point. Au lieu de cela, le rapport tente d'expliquer les facteurs qui déterminent les choix faits par les Etats et par ceux qu'il appelle les "fournisseurs de services pour la capture et le traitement du poisson" - à savoir les compagnies de pêche.
Cela conduit à une description de la ‘théorie de l'agent principal’ (principle agent theory), par laquelle la négociation d'accords de pêche d'accès est le résultat de la négociation concurrentielle entre ‘le principal’ (l'Etat qui possède la ressource) et ‘l'agent’ (la société qui fournit un service pour exploiter la ressource pour l'Etat). Ce faisant, le rapport propose un modèle abstrait qui offre un aperçu insuffisant de ce qui contribue effectivement à informer les décisions et les comportements des partenaires dans les accords de pêche d'accès.
Tout au long du rapport, l'accent est mis sur les responsabilités des institutions des pays hôtes, élément clé pour comprendre les résultats décevants des accords de pêche d'accès, mais rien n’est dit sur les comportements des entreprises étrangères, leurs investisseurs et les gouvernements de leurs Etats, et comment ces acteurs étrangers influencent les institutions qui régissent la pêche dans les pays en développement.
Le rapport ne répond pas à la question fondamentale de la façon dont les coûts et les avantages sont distribués dans les accords de pêche, qui sont les gagnants et les perdants, quel rôle jouent les pouvoirs en place, voire les conflits d'intérêts, et qui ont une influence sur le résultat de ces accords.
2] Les dangers du fondamentalisme de marché
Le rapport avance l'idée que les pays hôtes ne peuvent conclure des accords de pêche efficaces que s’ils pensent comme des acteurs économiques, uniquement déterminés à maximiser la rente perçue de leurs ressources.
Cette approche implique d’octroyer des droits de propriété sûrs aux entreprises de pêche étrangères – "les fournisseurs de services" tels qu’ils sont dénommés dans le rapport -, et d’assurer que les décisions sont prises sur base de la loi de "l'avantage comparatif" - il devient logique de donner accès d’abord aux entreprises étrangères si les entreprises nationales de pêche ne peuvent pas offrir de meilleurs conditions commerciales. Le rapport met en garde contre des décisions irrationnelles, comme la promotion d'une pêche locale, lorsque le pays peut tirer plus de revenus des opérations des compagnies étrangères de pêche.
Les auteurs ont une foi inébranlable dans le marché de la concurrence, où les Etats doivent choisir de donner des droits d’accès de pêche aux entreprises uniquement sur base de la maximisation du profit. Le rapport n’offre aucune réflexion sur les dangers de ce genre de recommandation politique. Pourtant, la recherche de la seule maximisation du profit peut conduire à un scénario du genre "the winner takes all" (le gagnant remporte toute la mise), qui aura inévitablement des impacts négatifs sur les petits pêcheurs, même lorsqu’ils peuvent offrir de meilleurs résultats en termes social et environnemental.
Le rapport réitère également l'avis que les pays en développement devraient envisager de travailler ensemble pour accroître leur pouvoir de négociation, sans réflexion sur les raisons qui peuvent les empêcher de le faire, ni sur comment les entreprises de pêche étrangère tentent parfois de saper toute action collective.
Nous ne pouvons pas comprendre la dynamique des accords de pêche d'accès sans prendre en considération le fait que l'instabilité financière du secteur et la recherche de la maximisation du profit peuvent conduire à des pratiques non durables, qui appauvrissent les ressources, et sans tenir compte du bien-être social.
3] Une compréhension étroite de la "richesse"
Selon ce rapport, la richesse tirée de la pêche provient de la «valeur d'échange», soit des bénéfices privés et la rente perçue par l'Etat. Pourtant, la richesse dérivant de l’exploitation des ressources naturelles inclut également des "valeurs d'usage", c’est-à-dire des bénéfices publics qui n’impliquent pas l'accumulation de bénéfices économiques par les opérateurs.
Les économistes ont de tous temps été intéressés par les tensions existant entre ‘valeur d'échange’ et ‘valeur d'usage’, entre ‘richesses privées’ et ‘richesse publique’. Une augmentation de la ‘valeur d'échange’ de la nature se fait souvent au détriment des ‘valeurs d'usage’ : ce qui est bon pour l'accumulation du capital privé est souvent préjudiciable à la richesse de la société et de l'environnement (conceptualisé à l’origine dans le ‘Paradoxe de Lauderdale’).
Le rapport reconnaît que la pêche a d'autres intérêts que d'être seulement une source de liquidités : dans une note de bas de page, les auteurs disent que la pêche est liée aussi à la santé, mais on nous dit qu’il est plus important de se concentrer sur la composante ‘richesse’.
En raison de cette vision étroite de la richesse, le rapport est incapable de discuter la gamme complète des avantages et des coûts qui découlent du secteur de la pêche, ni des arbitrages complexes entre les revenus des Etats, les intérêts des entreprises étrangères, la sécurité alimentaire, du bien-être des communautés locales, etc. En fin de compte, cela signifie que l'étude ne commente pas la question fondamentale, à savoir si les accords de pêche d’accès oeuvrent pour le développement.
4] L’échec du questionnement du lien entre croissance et richesse
L'une des hypothèses clés du rapport est que la valeur de la pêche réside dans la rente qu'elle peut fournir aux Etats, rente ensuite réinvestie dans l'économie nationale au bénéfice de tous. Le rapport dit que l'accent mis sur la mise en place de politiques qui aident les pêcheurs est trop réducteur, car il exclut le rôle important que la pêche peut jouer dans le développement macro-économique des pays en développement.
Ce qui sous-tend cette recommandation, c’est la croyance que les améliorations du PIB nationales garantissent l'amélioration du développement humain : "le fait que la protection sociale dépend d’une croissance économique soutenue est bien établi à la fois théoriquement et empiriquement" (p. 2).
Pourtant, dans de nombreux pays, les coûts liés à la gestion des pêcheries sont élevés, et ces coûts augmentent en fonction des demandes croissantes placées sur les pays hôtes pour qu’ils développent une meilleure recherche scientifique, une meilleure surveillance des navires de pêche, ec. Pour cette raison, la pêche commerciale dans de nombreux pays en développement n’offre pas à l’Etat un flux potentiel de revenus qui peuvent avoir un impact positif significatif sur la croissance nationale.
En outre, certains des Etats qui reçoivent des revenus de la pêche commerciale qui peuvent contribuer aux budgets nationaux ont un bilan désastreux pour ce qui est de l'utilisation, au bénéfice de leurs citoyens, des rentes perçues de l’exploitation des ressources naturelles. La Banque ne fournit aucun commentaire sur cet aspect non plus - comment les revenus provenant de la négociation de services des pêches pour la capture et la transformation sont utilisées par les Etats? Sauf s’il y a un effort important en matière de gouvernance pour assurer que ces revenus sont bien utilisés, ces recommandations-clés faites par la Banque ne sont qu’un vœu pieux.
A l’heure actuelle, dans de nombreux pays en développement, la valeur de la pêche en termes de ‘bien être social’ a peu à voir avec les revenus découlant d'accords de pêche d'accès entre leurs gouvernements et les entreprises étrangères. La valeur évidente réside dans la pêche en tant qu’activité qui procure un revenu direct et contribue à la sécurité alimentaire.
5] Le traitement superficiel des réformes démocratiques
Le rapport souligne la nécessité de transparence dans la réforme de la gestion des accords de pêche. Ce point est le bienvenu ; il s’agit là d’une recommandation qui a été faite depuis des décennies par la société civile et les organisations de la pêche artisanale.
Le rapport mentionne l'idée d'une initiative pour la pêche fondée sur une initiative de transparence qui existe pour l'exploitation minière (ITIE), mais ne précise pas comment cela pourrait fonctionner dans la pratique. Il recommande également que les pêcheurs artisans soient représentés dans le processus de prise de décision lorsque les gouvernements négocient un accès de pêche à des sociétés étrangères.
S’en tenir à mentionner ces objectifs généraux ne fait pas avancer les réformes politiques dans les pêcheries. Le rapport est loin d'offrir un quelconque nouvel aperçu des obstacles auxquels font face la société civile et les organisations de pêche artisanale pour être informées et se faire entendre sur les questions de gouvernance des pêches.
Nous devons améliorer notre compréhension des raisons pour lesquelles les accords de pêches restent confidentiels dans de nombreux pays - est-ce lié aux intérêts économiques des investisseurs, des "prestataires de services", des gouvernements hôtes ?
En outre, compte tenu de la puissance d’influence de la Banque mondiale sur les réformes de la pêche dans les pays en développement, il est nécessaire d'examiner ce qui est fait par la Banque mondiale et par les autres bailleurs de fonds pour promouvoir la transparence. Ainsi, l'UE promeut la transparence dans les accords de pêche avec les pays en développement, et ce rapport aurait pu discuter et mettre en évidence la nécessité pour les autres nations de pêche lointaine de suivre le même chemin.
6] Une approche des droits humains ‘pour la forme’
Le rapport contient une brève section sur les droits humains, en soulignant d’abord les dangers de l'application des droits humains aux conditions de travail car cela peut fausser la liberté des marchés, puis en suggérant que plus d'informations et de données sur le commerce de services de pêche serait nécessaire. Comment plus de données va t’il aider en la matière?
Malheureusement, les droits humains ne sont plus mentionnés du tout dans les recommandations politiques finales du rapport.
L’implication des accords de pêche d’accès pour les droits humains est un débat central, y compris non seulement en ce qui concerne les normes du travail, mais également par rapport au droit à l'alimentation et aux droits politiques comme la liberté d'expression et l'accès à l'information. L'UE a tout récemment inséré une clause sur les droits humains dans ses accords de pêche d'accès avec les pays en développement. C’est un élément important à considérer dans un rapport qui discute comment les accords de pêche peuvent soutenir le développement. Malheureusement, aucune mention n’est faite dans ce rapport sur cette clause de l'UE.
Ce traitement superficiel des droits humains dans une publication majeure sur les accords de pêche est un pas en arrière.
7] L'accent mis sur l'aide à l'amélioration du "capital humain" et sur les réformes institutionnelles dans les pays en développement
Le rapport fait valoir que le facteur le plus important pour faire de bons accords de pêche, ce sont les institutions du pays hôte. Les exemples de réformes positives donnés suggèrent que la transition vers une meilleure gestion des pêches est un processus long et complexe. Apparemment, les pays en développement réussissent seulement quand ils combinent une meilleure connaissance et une augmentation du "capital humain".
Il n’existe aucune preuve empirique pour cela, juste des suppositions. Les auteurs ne se demandent pas pourquoi dans certains pays les accords de pêche d'accès permettent d’améliorer la situation générale alors que dans d'autres, malgré des décennies d'expérience avec des flottes de pêche étrangères, la situation est moins positive.
Faire penser que la mise en place de bonnes institutions dans les pays en développement va, à elle seule, produire de bons accords de pêche encourage une vision étroite comme quoi la performance des accords de pêche dépend des gouvernements des pays hôtes. Les comportements et les intérêts des investisseurs étrangers, des entreprises et des gouvernements des pays de pêche lointaine ne sont pas pris en compte.
Le rapport se termine en recommandant aux donateurs de se préparer à l'augmentation des engagements d'aide afin d’aider les pays en développement à améliorer leur capital humain.
Pourtant, cette recommandation contraste avec les résultats d'autres rapports de la Banque mondiale qui montrent que l'aide au développement à la pêche a souvent échoué à améliorer la gestion des pêches. Il peut même y avoir des impacts négatifs en termes de marginalisation des petits pêcheurs et d'encouragement de la surpêche. Il est bien connu que des nations de pêche lointaine utilisent souvent l'aide pour avoir plus de possibilités d'accès. Certaines aides peuvent également avoir un effet corrosif sur les institutions de la pêche dans les pays en développement, ce qui exacerbe la corruption et agit comme un frein aux réformes.
La recommandation finale d'augmenter l'aide pour aider les pays en développement à accroître la richesse générée par les accords de pêche est donc insatisfaisante.
Dans de nombreux pays en développement, les revenus de la vente de licences de pêche à des compagnies étrangères est bien moindre que les recettes fournies par les bailleurs de fonds à travers des prêts ou des aides pour réformer la pêche. Si nous suivons la logique présentée dans le reste du rapport, il est raisonnable de se demander pourquoi plus d’aide au développement est nécessaire pour aider les pays hôtes à devenir des acteurs économiques rationnels cherchant à maximiser la rente des ressources de pêche en vendant des licences aux compagnies étrangères?
Ce rapport ne nous aide donc pas à comprendre l'économie politique des accords de pêche, d’une façon qui nous aiderait à comprendre comment l'aide au développement peut être utilisée de façon plus judicieuse pour assurer que l'accès aux pêches soit bénéfique pour la richesse des citoyens des pays en développement.