En Côte d’Ivoire, la basse saison de pêche dure huit mois de l’année. Pour les femmes transformatrices, cela se traduit en une relative abondance de matière première de mi-juillet à mi-novembre, période pendant laquelle elles sont approvisionnées directement par la pêche artisanale locale. Pendant la basse saison de pêche, il n’y a aujourd’hui presque plus rien … Quatre mois de poissons à transformer, c’est trop court pour avoir des moyens de vie décents. Cela ne permet pas aux femmes transformatrices locales, ni aux pêcheurs, de pouvoir vivre correctement de leur activité. Alors, elles doivent se tourner vers les poissons importés, dont le marché est aux mains d’intermédiaires gourmands. Micheline Dion, Présidente de l’Union des Sociétés de Femmes dans la Pêche en Côte d’Ivoire, partage ses idées sur la façon dont cela peut changer, y compris à travers de nouveaux canaux de commercialisation régionaux, ainsi que par le biais de l’accord de pêche entre la Côte d’Ivoire et l’UE.
Comme la plupart des pays ouest africains, le poisson est la principale source de protéines animales pour la population ivoirienne. Un plateau continental étroit limite la pêche artisanale maritime dans ses activités. Néanmoins, quasiment trois quarts de la production totale de la pêche maritime provient de cette pêche artisanale. Mais comme pour d’autres pays tels le Nigeria, l’approvisionnement en poissons de la Côte d’Ivoire dépend en grande partie des importations. Plus des trois quarts du poisson consommé en Côte d’Ivoire est importé.
Les femmes transformatrices de Côte d’Ivoire s’approvisionnent en matières premières auprès des pêcheurs artisans mais aussi auprès d’intermédiaires qui écoulent les petits pélagiques pêchés par des chalutiers industriels en Mauritanie et au Sénégal. Habituellement, 60% de l’approvisionnement des femmes venait de la pêche artisanale et 40% était constitué des importations de poissons congelés pêchés en Mauritanie et au Sénégal.
Mais la situation a changé. D’un côté, les débarquements de la pêche artisanale maritime ivoirienne sont en baisse constante, et ce depuis une dizaine d’années. Les pêcheurs doivent faire face à de nombreuses difficultés. Les récits de pêcheurs concernant des chalutiers d’origine étrangère, surtout coréens et chinois, qui pêchent illégalement en zone côtière et détruisent leurs filets se multiplient. Des mauvaises pratiques, comme le chalutage en bœuf, épuisent les ressources. Micheline Dion Somplehi ajoute: ‘la zone réservée à la pêche artisanale est réduite, et dernièrement, elle s’est encore plus réduite à cause de l’exploitation pétrolière en mer. Les zones les plus poissonneuses se trouvent là où se font les forages pétroliers, et les pêcheurs ont des difficultés pour y avoir accès, d’autant qu’avec le trafic que cela engendre, plusieurs ont déjà perdu leur matériel de pêche emporté par des bateaux de passage, sans aucune compensation’.
Pour les femmes transformatrices, on pourrait penser que les petits pélagiques importés peuvent fournir une source d’approvisionnement complémentaire, voire alternative. Il n’en est rien.
Le commerce des petits pélagiques importés, débarqués congelés, au port d’Abidjan, est dans les mains de quelques intermédiaires, dont l’objectif principal n’est pas d’approvisionner les femmes transformatrices. Qui plus est, les quantités de petits pélagiques débarqués diminuent, et donc, forcément, leur prix augmente encore. Ces dernières années, en Afrique de l’Ouest, il y a une concurrence de plus en plus forte entre le marché des petits pélagiques pour la consommation humaine, et le marché pour la transformation en farine de poisson. En Mauritanie, là où sont pêchés une majorité des petits pélagiques destinés aux marchés de la région, le gouvernement a donné un agrément pour la construction d’une quarantaine d’usines de farine de poisson. Aujourd’hui, plus d’une vingtaine de ces usines sont déjà en activité… Ce phénomène affecte négativement la disponibilité en petits pélagiques pour la consommation humaine, y compris sur des marchés comme la Côte d’Ivoire.
‘Je pense qu’on doit mettre en place une filière alternative d’approvisionnement via la pêche artisanale’, estime Micheline Dion. Il faut réfléchir à la mise en place d’un commerce entre les zones où se trouve les petits pélagiques, et où la pêche artisanale va développer sa capacité de les capturer, comme en Mauritanie, et voir la possibilité d’organiser un transport par container, par voie maritime vers nos pays qui sont demandeurs. Avec l’appui de la GIZ (Coopération au Développement allemande), nos collègues pêcheurs artisans mauritaniens réfléchissent à développer une petite flotte de senneurs artisans pour développer une telle filière’.
Mais si l’avenir semble prometteur, la vie quotidienne des femmes transformatrices est extrêmement difficile aujourd’hui: avec un approvisionnement auprès des artisans limité à quatre mois de l’année et en diminution constante, avec de plus grandes difficultés de compléter l’approvisionnement avec les petits pélagiques importés, les femmes se retrouvent sans poisson, et sans revenus.
Une autre source d’approvisionnement qui pourrait aider les femmes transformatrices, c’est le ‘faux thon’ débarqué par les bateaux européens à Abidjan dans le cadre de l’accord Union Européenne - Côte d’Ivoire.
Abidjan est le port le plus important pour le débarquement de thon tropical dans le Golfe de Guinée. Trois conserveries, - Scodi, Pêche et Froid et Castelli-, traitent principalement le thon albacore, listao et patudo. Les thons abîmés, trop petits et les captures accessoires qui ne sont pas utilisés par les conserveries constituent le ‘faux thon’. Aujourd’hui, ce ‘faux thon’ est vendu sans contrôle, - ces captures n’apparaissent pas dans les statistiques officielles-, par l’équipage des bateaux aux intermédiaires locaux, qui ensuite vendent aux femmes. On parle ici de plusieurs milliers de tonnes qui pourraient constituer une alternative intéressante pour approvisionner les femmes transformatrices quand il n’y a rien d’autre.
Mais les choses sont loin d’être aussi simples. Lors d’une audition au Parlement européen sur le rôle des femmes dans la pêche, Micheline Dion a expliqué: ‘Au port d’Abidjan, la femme transformatrice achète aux intermédiaires libanais et burkinabé le faux thon à 1000 CFA le kilo (2 euros). Au cours de la transformation, - séchage, fumage-, le faux thon perd un tiers de son poids. Il faut donc 1,5 kg de faux thon (donc 3 euros) pour un kilo de produit transformé. La femme doit aussi payer pour le transport et le bois de chauffage… En fin de compte, la femme vend le kilo de faux thon transformé à 2800 CFA le kilo (4 euros) – autant dire qu’avec le prix de la matière première, elle travaille dur pour ne gagner presque rien. Pire encore, comme souvent l’intermédiaire lui fait une avance pour acheter ce poisson trop cher, elle est obligée de continuer à travailler à perte pour rembourser et se retrouve en fin de compte endettée et dans le plus grand dénuement’.
C’est pourquoi, au nom des femmes transformatrices ivoiriennes, Micheline Dion a demandé au parlement européen de soutenir, dans le cadre de l’accord de partenariat entre l’UE et la Côte d’Ivoire, le débarquement encadré de faux thon et la vente directe aux femmes à travers leur organisation nationale, afin d’avoir des prix corrects et d’échapper aux intermédiaires.
Les enjeux de l’approvisionnement des femmes ivoiriennes sont des enjeux clés pour tout le secteur de la pêche artisanale. En effet, comme dans beaucoup de pays africains, ce sont les femmes qui préfinancent les sorties de pêche dans le secteur artisanal. La précarisation des femmes et la diminution de leurs revenus diminue d’autant le potentiel de la pêche artisanale de contribuer à la sécurité alimentaire et à l’emploi dans les communautés côtières.
La façon dont la pêche artisanale est protégée et dont le commerce du poisson est réglementé au profit des femmes transformatrices est donc essentiel. Sans réformes urgentes, les transformatrices font face à un avenir sombre, avec moins de poissons et une baisse de revenus.